22 - L'aventure au coin de la ride

L'imbécile est celui qui marche sans bâton, im-becillus en latin, alors il s'écroule.

Je vous parle aujourd'hui d'une aventure, pas au coin de la rue mais au coin de la ride. C'est le titre du livre de Danielle Rapoport paru aux Editions ERES. Danielle Rapoport est psychosociologue. Elle se préoccupe en particulier du vieillissement et des ruptures de la vie. L'aventure au coin de la ride est un livre sur la vieillesse. Encore un livre sur la vieillesse, les vieux et les vieilles dira-t-on ! Eh oui car le sujet est inépuisable. Comme tous les sujets qui portent sur notre existence, le sens de la vie, la relation à l'autre, la mort... La vieillesse a ceci de particulier qu'elle traite du moment crucial où nous entrons dans l'antichambre de la mort, lieu de toutes les craintes et angoisses. Une manière de les apaiser est d'écrire et d'encore écrire, à la fois pour l'auteur et le lecteur qui pensent l'un et l'autre trouver-là, réconfort et soutien. Une sorte de bâton de vieillesse qui permet encore d'avancer. L'imbécile, in-baccillus, c'est celui qui est sans bâton et qui finit par s'écrouler.

Mais le bâton-livre de Danielle Rapoport n'est pas magique. Bien malin celui qui pourrait en finir avec la finitude. Beaucoup s'y sont essayer. En vain. D'ailleurs, même si elle rôde, ce n'est pas un livre sur la mort mais sur la vieillesse qui sans cesse se rappelle à notre bon ou mauvais souvenir : « Soudain l'échappée du regard dans le miroir, un matin que ne pardonne ni l'insomnie, ni la lumière crue de la salle de bain... » écrit l'auteure. L'épreuve du miroir et c'est le début de la fin. Eh bien non ! Comme à chaque moment un peu tendu du livre, Danielle Rapoport va s'employer à déconstruire les représentations que l'on se fait de soi-même vieillissant, représentations que la société s'emploie à inoculer dans les cerveaux et les corps pour qu'à la première ride, nous courions vers le premier cosmétique ou la salle de gymnastique venus. En fait, c'est un livre « oxymorique » où les joies sont tristes et les tristesses joyeuses. Mais c'est la vie qui est un oxymore, moment où l' « on abandonne pour rester vivant ». Et Rébecca, 80 ans, alterne plaisir et étonnement avec insomnie et douleur, tristesse joyeuse et joie triste.

L'aventure au coin de la ride. Au coin de la ride/rue l'aventure guette les individus. L'aventure n'est pas une affaire d'âge. Elle est une disposition d'un esprit apte à saisir le kaïros grec, l'occasion. Et, combien d'occasions ratées qu'au « soir de lassitude, tout en peuplant sa solitude, on pleure les lèvres absentes de toutes ces belles passantes qu'on n'a pas su retenir » (cher Brassens). Et les occasions ne manquent pas « au coin de la ride », d'exercer sa libido sexuelle, d'éprouver joies et nouvelles expériences, de transmettre et d'apprendre, d'aiguiser sa curiosité... Bref de désirer. Et pour désirer, il n'y a pas d'âge. Il n'y a qu'un seul âge, celui de sa vitalité.

Mais il ne s'agit pas seulement d'une disposition psychologique. L'auteure montre combien sont neutralisés les désirs par une idéologie de la performance, de l'utilité et de la consommation qui les assigne à une situation sans désir où seule la satisfaction des besoins élémentaires préoccupe. On fait ainsi de la vieillesse un temps d'attente dans des salles de pas et de rêves perdus et ce ne sont pas les « animations » télévisuelles ou autres qu'on lui propose qui lui « donne envie d'avoir envie » (J.Halliday).

L'auteure prend le parti d'aller contre ces tentatives de faire de la vieillesse un désert social (Baudrillard) sans envie ni vouloir jusqu'à la rendre « invisible » aux yeux du monde... sauf si elle reste solvable.

L'autre parti-pris du livre est de : « prendre cette affaire de la vieillesse d'un point de vue plus émotionnel d' interroger la subjectivité des uns et des autres... ». Certes, les approches théoriques ne sont pas exclues mais le plus souvent plongées dans le coeur de la vie ordinaire de ces vieux et vieilles ou qui le deviendront. Dans leurs témoignages, dans l'émotion qu'ils suscitent siègent subtilement des conceptions de la vie.

Et pour la fin, l'instant poétique qui surgit au détour de quelque phrase, qui donne accès à un monde monde où vieillissement et écriture nouent ensemble ce qu'ils ont en commun : « une tessiture bâtie avec le temps... ». Ainsi va le monde.

https://youtu.be/_WihHI8dXeI

Didier Martz Philosophe auteur Chez ERES La tyrannie du Bienvieillir (avec M. Billé) Dépendance quand tu nous tiens (avec M. Billé, MF Bonicel) Vieillir comme le bon vin (Collectif) La lumière noire du suicide (avec H. Genet) Dictionnaire impertinent de la vieillesse (Collectif) Un autre regard sur la vieillesse (Collectif) Chez l'auteur Ainsi va le monde, chroniques philosophiques.

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