Ainsi va le monde n° 430* - C’est du propre !

Léo Ferré disait à peu près ceci : « si tu veux changer la société, faire de grands changements ou faire la révolution, eh bien, ce soir en rentrant chez toi, commence par ne pas mettre tes pantoufles comme tu le fais d’habitude ». Le changement, une histoire de pantoufles ? On a pourtant le sentiment que si le monde avance, c’est grâce aux idées, aux innovations, au débat, à la politique. Et que si changement il doit y avoir, c’est par la réforme des idées qu’il doit passer. Eh non car ce n’est pas dans les idées que gît l’essentiel, se structure la société. En effet, si l’on songe que, chaque matin en mettant son bol sale dans l’évier, en essuyant la table pour enlever les miettes du petit déjeuner, en passant le balai pour enlever les autres miettes tombées par terre, en poussant les miettes dans une pelle, en vidant les miettes dans une petite poubelle, en versant le contenu de la petite dans une plus grande… si l’on pense, comme le dit Kaufman, que chaque matin par ces gestes et par mille autres, l’homme ordinaire reconstitue les bases d’un système d’une complexité inouïe alors si changement il doit y avoir au niveau d’une société, c’est dans ce système qu’il doit commencer. Un système d’ordre et de classement, un système stable, définissant la place de chaque chose dans un ensemble d’agencements, qu’un bol se range dans un placard et qu’il ne se range que si, au préalable, il a été lavé pour les uns, essuyé pour d’autres ou simplement séché ; un système donc, aussi trivial qu’il puisse paraître, malgré sa modestie apparente, qui crée les fondements d’une civilisation. Et les principes qui vont commander la vie d’un individu.

Chaque matin, ajoute Kaufman dans son livre « Théorie de l’action ménagère », recommence la danse de ces gestes fondateurs, poussant des millions de personnes à enchaîner des mouvements dont les raisons conscientes leur échappent partiellement. Dans ces gestes, les personnes indiquent leur rapport à l’ordre et au désordre, au pur et à l’impur, au sale et au propre, leur rapport au monde. A-t-on réfléchi un instant au circuit du linge propre et du linge sale dans une maison et à toutes ces manœuvres qui permettent d’éviter qu’ils se rencontrent ? La danse du propre est au plus profond du corps. Le monde est né de l’idée de propre ; le premier apprentissage de l’enfant est celui de la propreté ; le geste quotidiennement refondateur de la société consiste à se laver et à ranger. Etre propre , c’est être « en propre », être soi, clairement séparé de la souillure et du non soi. Se défaire de la saleté dessine la première frontière existentielle.

Les désaccords profonds ne sont pas entre droite et gauche, entre croyants et non croyants, démocrates et républicains, occidentaux et orientaux. Ils gisent dans les conceptions que l’on a du propre et du sale. Et il sera plus facile de faire passer un homme de gauche dans un gouvernement de droite que de demander à Blanche de modifier sa façon de faire la vaisselle : d’abord elle essuie couverts et assiettes avec du papier journal, puis elle rince l’ensemble à l’eau tiède. Enfin arrive le lavage. Chaque type d’objet a son instrument approprié : les fourchettes une petite brosse, les assiettes une éponge spéciale. Elle fait un sort spécial aux verres, etc. Et inversement, Marcel, lui, n’utilise qu’une éponge pour laver la vaisselle, essuyer la table, voire effacer une tache au sol. Tous deux ont conscience d’être propre et ne changerait pas leur habitude pour un empire. Cette expérience permet à chacun d’avoir un jugement sur ce qui est propre et sale, de mettre en avant ce qu’il convient de faire, matrice des jugements futurs comme de dire ce qui est bien et mal. Et pourtant de voter pour le même candidat aux élections alors que tout les sépare !

Didier Martz,essayiste

lundi 5 Novembre 2018
  • Jean Claude Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, Théorie de l’action ménagère, Nathan, Essais et Recherches

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