24 – Une mort ensoleillée

Le réel est cruel, mais l'espérance perdure. Pourquoi ? Parce que dit René Char le poète « Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit. ».

En janvier, on a envoyé ses vœux à la cantonade. Pêle-mêle à des êtres chers, à des êtres bien lointains et aussi à des amis éloignés. Ceux avec lesquels le seul contact qui reste est celui de l'envoi des vœux de bonne année une fois par an, mais qui ne s'oublient pas. Non pas comme une formalité qu'on accomplit, mais par une sorte de fidélité au souvenir de la personne. Depuis plusieurs années les chemins se sont écartés, mais le rendez-vous annuel est reconduit. Quelquefois in extremis, à la lisière du mois de février mais la rencontre épistolaire a lieu. Fait devenant rare, on choisira une carte et on écrira au stylo. Les formules sont toujours à peu près les mêmes. On s'espérera aller bien non sans inquiétude cette année d'où une insistance marquée sur la santé compte tenu de l'épidémie.

La carte de voeux s'éloigne de la formule de politesse et parvient aux limites de l'intimité. Entre les deux. On ne peut guère aller plus loin dans les questions. On raconte l'année passée, mais en termes généraux, on raconte ses activités, rien d'exceptionnel n'est arrivé, mais c'est bien ainsi.

Vu de de loin l'exercice semble de pure forme, mais comme dit Victor Hugo la forme c'est le fond qui remonte. Le fond c'est que quelque chose d'un passé remonte. On s'est souvenu de la personne amicale, quelques images sont revenues et les souvenirs aussi, intacts et rafraîchis. La mer n'efface pas toujours sur le sable de la vie la trace des pas que nous y laissons. Elle sait se retirer avec élégance lorsqu’il le faut.

« Monsieur, C'est avec regret que je vous informe que mon mari ne pourra prendre connaissance de la carte chaleureuse que vous lui avez adressée. Il est décédé en septembre dernier d'un cancer contre lequel il a lutté avec beaucoup de courage. Il savait lutter, mais ce dernier combat il l'a perdu ! Je sais, pour l'avoir entendu évoquer votre collaboration, le plaisir qu'il a eu à travailler avec vous. Il vous tenait en très haute estime et en grande amitié. Cordialement... »

La réponse est tombée. On s'était empressé d'ouvrir l'enveloppe sans doute pour y relire les mêmes mots que les nôtres et les mêmes que ceux de l'année dernière, mais des mots quand même. L'écriture n'est pas la sienne, son écriture presque illisible, la carte est sobre, en noir et blanc : « mon mari ne pourra prendre connaissance... ». Le couperet tombe, rien ne va plus, les jeux sont faits.

Nous sommes insouciants. Nous faisons comme si rien ne pouvait arriver et que les jours, les mois, les années se reconduisent comme si de rien n'était. Puis le voile se déchire comme l'enveloppe fatale que l'on ouvre. Nous voilà ramenés au sens de la vie, son absurdité, son injustice. On aimerait en vouloir au Ciel pour ce désastre. « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » Oui, Blaise Pascal a peut-être raison, la vie est une comédie, mais tragique. C'est pourquoi nous sommes insouciants. Nous nous divertissons tant bien que mal dirait le même Pascal. Et contre les vents et les marées de notre finitude, nous envoyons encore et encore nos vœux de bonne santé et d'heureuse année sachant bien qu'ils ne feront rien contre l'adversité, contre la tragique réalité. On fait son intéressant en décriant la pratique jugée triviale et commune qui consiste à envoyer des vœux tous azimuts par SMS, courriel, téléphone alors qu'il faut y voir un de ces appels désespérés des êtres humains pour pouvoir encore rester ensemble et gagner encore un an.

Le réel est cruel, mais l'espérance perdure. Pourquoi ? Parce que dit René Char le poète « Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit. ».

Didier Martz, 7 Février 2021 Philosophe, auteur www.cyberphilo.org Chez ERES La tyrannie du Bienvieillir (avec M. Billé) Dépendance quand tu nous tiens (avec M. Billé, MF Bonicel) Vieillir comme le bon vin (Collectif) La lumière noire du suicide (avec H. Genet) Dictionnaire impertinent de la vieillesse (Collectif) Un autre regard sur la vieillesse (Collectif) Chez l'auteur Ainsi va le monde, chroniques philosophiques de la vie ordinaire

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