3 – Chronique du Corona Virus : Chez moi

Où un "chez soi" peut en cacher un autre

Je suis confiné « chez moi ». « Chez » nous dit le dictionnaire est une préposition exprimant la relation « à l'intérieur de », cet intérieur étant considéré comme le siège de phénomènes typiques. On songe bien évidemment à la maison où l'on habite, où l'on séjourne habituellement. Le « moi » de « chez moi » désignant ce lieu. Par conséquent, dire « je rentre chez moi » ou bien « je suis chez moi » indique que je me rends, ou que je suis, là où j'habite.

En prenant l'expression au sens propre et en particulier le mot « moi », « aller chez moi » ou « être chez moi » prend une toute autre signification. Le moi est alors le moi psychologique, cette conscience que nous avons de nous-mêmes, conscience qui nous laisse penser avec illusion que nous sommes des êtres uniques traversés d'états affectifs, successifs et variés. « Rentrer chez moi » signifie, au pied de la lettre, que séparé de moi, en dehors de moi, je vais me retrouver. Et « être chez moi » signifiant alors que je suis rentré en possession de moi-même, que je coïncide avec moi- même. Ainsi, après une journée de travail, en dehors de chez soi, il est bon de rentrer chez... soi, dans son moi, de se retrouver. Le « chez moi » désigne ici l'intimité dont sait qu'elle peut être mise à mal après une effraction, un cambriolage... le moi est alors brisé.

On sourira en pensant ici à un sketch de Raymond Devos jouant avec les mots. On aurait tort. Le fait que le moi puisse être à la fois le lieu d'une habitation et la qualification centrale de la personne n'est pas sans conséquence ni enjeu. La proximité des deux significations indique que la demeure, la maison est constitutive de l'identité d'une personne et que le moi psychologique ne peut se penser, s'identifier en dehors du lieu où il se fixe. Ainsi, l'on aménage son intérieur ou on le ménage ! On ne répond vraiment à la question de ce que nous sommes qu'en indiquant où on habite, d'où on vient et où on va. Pierre Dac, l'humoriste des deux guerres, à la triple question : «Qui suis-je ? D'où viens-je ? Où vais-je ?», répondait : «Je suis moi, je viens de chez moi, et j'y retourne.» Il montrait par là, sans doute mieux que n'importe quel philosophe, que le lieu où on habite est aussi constitutif d'une identité. Etre privé d'un domicile fixe ou pas est un défaut d'identité. Aussi à partir de planches, tôles, bâches, cartons, de bric et de broc... fleurissent des cabanes, abris d'identité.

Pour les nantis d'un logement, le confinement est une aubaine. Grâce à lui non seulement je suis chez moi, physiquement chez moi, mais aussi chez moi, psychologiquement. Enfin, j'ai tout le loisir de me retrouver, de retrouver ce moi qui dans la vie ordinaire n'en finit pas de se perdre, de s'égarer, s'éclater dans les multiples rumeurs de la ville. Mais voilà un bien curieux tête-à-tête ! Moi avec moi. Moi me regardant. Curieux face-à-face. Et me voilà confiné en moi-même. A l’isolement physique du moi vient s'ajouter une solitude mentale et « un homme seul disait Paul Valéry est toujours en mauvaise compagnie ». Au risque, en marge de la raison, tout le jour enfermé, assigné à résidence, de devenir un « demeuré ».

Précision : demeurer c'est habiter dans une demeure. Mais le verbe demeurer signifie rester sans bouger avec l'idée de... s'attarder. De là à le devenir... !

Didier Martz www.cyberphilo.org Ainsi va le monde 406 Chroniques philosophiques de la vie ordinaire 2008 – 2018

Ajouter un commentaire

Les commentaires peuvent être formatés en utilisant une syntaxe wiki simplifiée.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : https://www.cyberphilo.org/trackback/166

Haut de page