Ainsi va le monde n° 420 - « Tous en terrasse »

Reims, code postal 51100. Autrefois, on mettait Marne, du nom du département. A la caisse de la surface dite grande du Bricolage est requis le code postal. Pas la ville, encore moins le département, mais le code postal. 51100. De quel pays êtes-vous ? + 33 comme l'indicatif téléphonique. D'où êtes-vous donc ? 51100 et + 33.

Reims donc. Zoom sur le centre-ville et de plus près encore, la place dite d'Erlon. Toute en longueur comme une piste d'aérodrome pour aéromodéliste. Bordée d'arbres malingres aux ombres chétives. On les foule sans même les voir.

C'est l'été, la place est bordée de terrasses de café avec seulement ici et là une banque, un cinéma, une pharmacie, une civette, autant d'éclaircies sur les rives. La dernière librairie vient de disparaître. Elle laissera certainement la place à un nouveau bar et sa nouvelle terrasse. En revisitant Victor Hugo, on dirait, « fermez une librairie et vous ouvrirez une terrasse ». Pour mémoire, Victor Hugo avait écrit : « ouvrez une école et vous fermerez une prison » dans un plaidoyer en faveur de l'éducation.

Les terrasses sont noires d'un monde bariolé et souriant, on entend le bruissement des voix qui s'écoulent, indifférentes aux clameurs du monde et de ses soubresauts. Il y a quelque chose de réjouissant dans cette insouciance. Nietzche éprouvait une certaine joie, je cite « à vivre dans ce pêle-mêle de ruelles, de besoins, de voix : combien de jouissances, d'impatiences, de désirs, combien de soifs de vie et d'ivresses de vie naissent ici à chaque instant disait-il! Si on allait plus loin on pourrait dire que se manifeste-là, la liberté d'une jeunesse qui n'hésite pas à prendre tous les risques pour aller boire un verre en terrasse.

Il est vrai qu'il y a quelques temps, après les attentats, le mot d'ordre était « tous en terrasse » témoignant par là que nous n'avions même pas peur et que nous étions des individus libres. Sans doute y a-t-il d'autres manières de faire l'épreuve de sa liberté mais ne boudons pas le plaisir et laissons-nous aller dans la même joie que notre philosophe. Sauf qu'il ajoute, dans un bel oxymore, que sa joie est mélancolique. Ses raisons sont métaphysiques parce qu'il voit derrière cette animation une ombre et un silence. « Et pourtant, dit-il, quel silence aura bientôt recouvert tous ces bruyants, tous ces vivants, tous ces avides : comme on voit bien derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route ».

Pas très gai notre ami Nietzsche même s'il s'empresse à la fin de son texte de se réjouir que les hommes se divertissent et ne pensent pas à la mort. Mais regardons cet homme assis sans doute à une terrasse. Il s'appelle Baudelaire et, de ce promontoire, il écrit « A une passante. »

« La rue assourdissante autour de moi hurlait./Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,/Une femme passa, d'une main fastueuse/Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; Agile et noble, avec sa jambe de statue./Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,/ Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,/La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté/Dont le regard m'a fait soudainement renaître,/ Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !/Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,/ Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Ainsi va le monde ! Je vous souhaite un bel été !

Didier Martz, philosophe 2 Juillet 2018

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