n°33 - Qui ne dit mot consent.

Où l'acceptation voire la lâcheté pourraient avoir quelque vertu...

Dans une chronique antérieure, j'interrogeais l'idée selon laquelle il n'y avait plus de valeurs, que le monde «foutait le camp », que tout partait à vau-l'eau. Bref que le monde n'était plus ce que c'était, qu'il n'y avait plus de jeunes et que les gens ne s'en faisaient pas. Tout en convenant que parfois les choses se détraquaient un peu, mais que ça avait été toujours un peu le cas, j'observais tout de même dans cette vie qu'on appelle de tous les jours, une grande régularité, un bel ordonnancement. Tout est bien agencé, chacun est rangé à sa place. On ne se mélange pas trop. Les serviettes sont toujours d'un côté et les torchons de l'autre. On se laisse passer, on ne se bouscule pas trop, on se fait des politesses. J'ai même vu des jeunes laisser leur place dans le bus à une personne plus âgée, c'est dire ! Bref, on vit ensemble.



Certes, on objectera, pour l'avoir vu de ses yeux vu ou mieux encore, parce que plus vrai, vu à la télévision, que quand même il y a beaucoup de violences, de dégradations, d'incivilités, d'impolitesses... Un « beaucoup » qu'on n'a pas mesuré mais qui fait beaucoup quand même. Les faits objectifs sont secondaires. Comme en météo, c'est le ressenti qui compte. Ainsi il est clairement établi à partir de mon train qui n'est pas arrivé à l'heure que tous les trains de la SNCF ont du retard. Puissance de la généralisation.

Je fus assez flatté de retrouver sous la plume de Pierre Bourdieu, l'éminent sociologue, et dans son livre « La domination masculine » mon idée selon laquelle les vaches sont bien gardées et les rues correctement balayées. Lui, le dit à peu près ainsi : « Je n'ai jamais cessé de m'étonner devant le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté. Et qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de folies. » Il suffit de penser à l'extraordinaire accord de milliers de dispositions que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou de la Concorde (je l'avais observé à Reims). On se laisse passer, on met son clignotant et on s'échange quelques amabilités, « après vous, je vous en prie », et parfois, j'en conviens, quelques noms d'oiseaux. Plus surprenant, ajoute Pierre Bourdieu, est que l'ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue aussi facilement et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et naturelles. Certes il y a bien quelques accidents historiques, mais sans que la donne soit réellement changée.

Outre le fait que Pierre Bourdieu par une sorte d'inversion du temps m'a copié dans le passé comme d'ailleurs l'a fait Nietzsche le philosophe au XIXème siècle, je m'interroge sur cette sorte de consentement tacite et silencieux à des choses dont la plupart d'entre nous avons conscience et que nous jugeons peu acceptables. Et ainsi de valider l'expression : « qui ne dit mot consent ».

Effectivement si le monde et son train ne me conviennent pas, je n'ai qu'à le clamer haut et fort. C'est simple. Et d'ailleurs, c'est vrai pour le monde, mais c'est aussi vrai pour la vie ordinaire, au quotidien. On peut facilement faire la somme des choses que nous acceptons à contrecœur et auxquelles nous consentons sans mot dire (ou maudire en un seul mot s'amuserait le disciple de Lacan friand de jeu de mots). Alors quoi ? Soumission, « servitude volontaire » dirait de la Boétie, peur du conflit pour le psy, manque de volonté, voire lâcheté... les explications ne manquent pas. En général plutôt négatives et moralement condamnables du haut du perchoir. Essayons cette idée pour contrarier les évidences. Et si la lâcheté par exemple était,depuis la nuit des temps, une caractéristique essentielle de l’être humain, une stratégie d'adaptation nécessaire à sa survie. Bien plus efficace que le courage qui la met en péril ? Alphonse Karr, joueur de dominos, disait : « nos vices ont leurs fonctions: la gourmandise remonte l'horloge; la lâcheté nous conserve; la vanité et l'avarice nous font faire avec plaisir diverses corvées utiles à la conservation à l'entretien et au nettoyage du globe que nous habitons. ». Vertu de ce que la morale appelle des vices. Et on sait que pour le libéralisme les vices privés font la vertu publique. Ainsi va le monde !

Didier Martz, philosophe Le 10 avril 2021

Sur le tube : https://youtu.be/1PPxXHoJbb8

Auteur Chez ERES La tyrannie du Bienvieillir (avec M. Billé) Dépendance quand tu nous tiens (avec M. Billé, MF Bonicel) Vieillir comme le bon vin (Collectif) A paraître septembre 2021 La lumière noire du suicide (avec H. Genet) Dictionnaire impertinent de la vieillesse (Collectif) Un autre regard sur la vieillesse (Collectif) Chez l'auteur Ainsi va le monde, chroniques philosophiques de la vie ordinaire

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