Le réel n'existe pas

Le café de philosophie inscrit au Patrimoine culturel immatériel.

Voilà plus d'un quart de siècle, 27 ans précisément, que se tient à Reims un café de philosophie animé par Didier Martz, philosophe et son association « Le temps qu'il fait... dans les consciences ». Des centaines et des centaines de personnes réunies tous les mois dans plusieurs lieux de la ville, principalement des cafés, pour débattre, réfléchir ensemble à des sujets pouvant toucher à l'actualité comme à l'inactualité. Et pour y philosopher, c'est-à-dire s'interroger sur les opinions, les idées reçues, les préjugés qui courent dans les consciences et dans la société...

...Ainsi dans la convivialité et pendant deux heures, s'échangent et se confrontent des idées. Le café de philosophie rassemble et ainsi va à l'encontre d'un processus qui sépare les individus et les éloignent les uns des autres. Au contraire, il les réunit et les réunit en leur permettant de prendre la parole et de s'écouter. En ce sens, phénomène unique, le café de philosophie est un lieu démocratique où s'exerce une forme de citoyenneté. De là, patrimoine vivant de la ville de Reims, il peut s'inscrire dans son Patrimoine Culturel Immatériel (PCI) tel que le définit l'UNESCO à savoir : « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire (et les instruments, objets, artefacts et espaces culturels associés) que les communautés, les groupes et les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ils le recrée en permanence et il leur procure un sentiment d’identité et de continuité. Le PCI contribue ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. » Tout ce qui fait vivre une ville aussi bien, sinon plus, que ses monuments, places, institutions et autres. Il donne sens au mot « habiter », habiter une ville, un quartier. Le PCI, patrimoine vivant, se manifeste notamment dans les domaines suivants : « Les traditions et expressions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers et les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel. » Par exemple, sont retenus par l’UNESCO : la baguette de Pain, la yole de Martinique, le fest-noz, le compagnonnage, le repas gastronomique, la dentelle, les fêtes de l’ours dans les Pyrénées, le café arabe, les veillées de café en Bretagne... Et pourquoi pas le café de philosophie ? Le café de philosophie à Reims et ailleurs répond aux critères définis par l’UNESCO. C’est une « pratique sociale ritualisée » qui contribue à favoriser l’exercice de la citoyenneté et de la démocratie. Il constitue un repère dans la ville donnant un « sentiment d’identité et de continuité » et contribuant ainsi « à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. » Une demande sera faite auprès de l'UNESCO pour l'inscrire sur la liste représentative. Quelques chiffres : 27 ans – 270 cafés – une douzaine de lieux – plusieurs milliers de participants ou de participations (20 en moyenne par « café ») - et beaucoup plus d'échanges...



L'immatériel : Du grain à moudre pour le philosophe Qu'est-ce que l'immatérialité ? On connaît celle de l'âme ? Des pensées ? L'abstrait ? L'irréel ? L'absence... Et à l'opposé, dans une bonne rigueur dualiste, la matière, le concret, le réel, la présence... Mais est-ce aussi simple. A la manière de la pensée chinoise, ou encore chez Héraclite pas d'opposition tranchée, mais du yin et du yang, de l'oxymore matériel/immatériel, présence absence

Le réel n'existe pas !

On sursaute à cet énoncé. Bien sûr que le réel existe ! Je sens le sol sous mes pieds, le goût de la pêche sur mon palais, je vois les arbres se balancer au vent, j'entends sa musique. Et je sens la douleur lorsque je me coince les doigts dans la porte. Et la preuve du pudding, disait Engels, c'est qu'on le mange ! Or, « sol, pieds, goûts, arbre, vent, son, douleur... » ne sont que des mots, un son plus une signification, un signifiant (le son arbre) et le signifié : un végétal haut de plus de 7 mètres, dont le tronc ne se garnit de branches et de feuilles qu'à une certaine hauteur. On mesure combien l'effort de définir est vain. Nous passons toujours à côté de quelque chose même si la poésie nous ouvre d'autres accès : « Tout seul, Que le berce l’été, que l’agite l’hiver, Que son tronc soit givré ou son branchage vert, Toujours, au long des jours de tendresse ou de haine, Il impose sa vie énorme et souveraine, Aux plaines. » (E. Verhaeren) La chose indifférenciée indéterminée que j'appelle « arbre » et que j'aurais pu appeler « schtroumpf » n'a rien à voir avec toutes les appellations et définitions que nous pouvons lui donner. Il vit sa vie en dehors de moi. La seule réalité que nous connaissons, c'est celle des mots et pas la chose en elle-même. Lacan, le psychanalyste, distingue ainsi réel et réalité. Le réel, c'est ce qui est en dehors de moi, physiquement et la réalité, elle, est l'univers de mots, de signes, de symboles, d'imaginaire dans lequel nous vivons. Un univers abstrait. Ce qui fait dire à Spinoza que le mot « chien » n'aboie pas et que dans le passage du « chien » réel au mot chien, il se perd des poils. On peut aussi prendre le coq et son cocorico en français. Sauf que lui c'est des plumes qu'il perd, pas des poils. A propos de plumes, Platon, s'y est fait prendre, lui qui voulait définir au mieux l'Homme : « un bipède sans plumes ». « Voici l'homme de Platon ! », s'écria Diogène le cynique en apportant un coq déplumé à l’Académie où Platon enseignait. Platon, offensé, jugea bon d'ajouter comme critère : « ... doté de larges ongles plats » (Diogène Laërce). A l'origine, après sa création, un monde chaotique indifférencié. Et voilà que des êtres humains arrivant dans ce milieu se mettent, en fonction de leurs besoins à nommer les choses : eau, feu, arbre, grotte. Dans la version biblique, c'est Dieu qui fait ce travail : Que la lumière soit et la lumière fut. En linguistique, c'est un énoncé performatif c'est-à-dire qui accomplit un acte : je vous déclare mari et femme. Puis nous finîmes par penser que le mot était la chose.

Être et exister J'enfonce le clou. Il existe dans l'univers des choses qui sont, du verbe être. Concrets, en dur, mais qui n'existent pas ! Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas nommés, parce qu'on ne leur a pas encore donné un nom, étoiles, astres, Mars, Vénus. Ils ne se mettront à exister pour moi et les autres subjectivités que lorsqu'ils auront été baptisés. Le baptême, c'est ce qui fait advenir à l'existence. Un enfant non baptisé est en dehors ou dans les limbes s'il est mort-né avant la cérémonie. De la même manière, il est des individus autour de moi qui sont mais qui n'existeront, toujours pour moi, que lorsque je les rencontrerai, découvrirai, nommerai. Je les ferai exister. Et réciproquement. Donc une réalité immatérielle Notre réalité faite de mots, de signes... est bien immatérielle. Nous n'avons jamais affaire aux choses mais à leur image, à leur représentation. Re-présenter, c'est rendre présent ce qui est absent en nommant. Alors, il y a de la perte en ligne. Et le prétendu réel y laisse des plumes ! Le langage ne permet pas de circonscrire le réel qui échappe toujours. Nous tournons autour de lui sans jamais l'atteindre. Nous n'atteignons jamais l'arbre réel, mais trop tard j'ai déjà dit « arbre ».

Alors quant il s'agit de définir l'Homme... On ne fait que tourner autour d'une entité physique que n'est pas et que nous tentons de faire exister. Joseph de Maistre (1796) a écarté cette entité abstraite. Il déclare : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan; mais quant à l'homme je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe c'est bien à mon insu. » Alors la philosophie se frotte à ce problème au moins de puis Platon. Non, en fait, pour lui il n'y a pas de problème. D'un côté, le monde intelligible et ses grandes Idées, de l'autre le monde sensible. Point à a ligne.

Un petit tour en philosophie

La querelle des universaux. Selon Wikipédia :les universaux sont des types, des propriétés ou des relations qui ont un caractère universel au sens où ils peuvent, selon Aristote être « dits de plusieurs », c'est-à-dire être conçus comme propres à plusieurs choses singulières différentes. Les universaux sont une manière de comprendre ce qui est commun aux choses singulières que l'on nomme par opposition les « particuliers ». Par exemple, la « chevalinité », la circularité, ou la « parentité » sont des universaux opposés aux particuliers que sont tel cheval, tel cercle ou tel parent. La question centrale débattue en métaphysique est alors de savoir si les universaux ont une existence en soi (réalisme,au sens du réalisme des universaux) ou s'ils sont de simples concepts produits par l'esprit, qui dans le langage s’expriment par des noms (nominalisme). Et s'ils ont une existence réelle, se pose ensuite la question de leur articulation avec l'existence des particuliers. Une querelle entre réalisme et nominalisme est déjà présente entre Platon et Aristote. Pour Platon les Idées sont des réalités, les seules réalités. Aristote, lui, part des choses.

Heidegger (1889 – 1976) Grand philosophe allemand, néanmoins amant d'Hannah Arendt son étudiante et autre grande philosophe, Heidegger, grand philosophe donc et néanmoins adhérent au parti nazi, reprend la question déjà posé par Leibniz (1646 – 1716) et que tous nous nous posons régulièrement et qui nous empêche de dormir: « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Je ne reprends pas l'analyse complète de Heidegger (je vous renvoie à son livre illisible en première approche : Etre et temps). Pour ce qui nous intéresse ici, dans le fil de la différence entre réel et réalité, je garde le « il y a » que nous employons souvent : il y a du vent aujourd'hui, il y a des champignons dans cette forêt, il y a des grands arbres dans cette forêt, etc. Vous croyez dire une vérité et en fait vous vous trompez. Démonstration heideggerienne: En résumé, Le fait qu'il y ait des choses n'est pas identique aux choses elle-même, le fait qu'il y ait des arbres n'est pas identique aux arbres (qui pourrait ne pas exister : rien). Le fait qu'il y ait quelque chose devant moi, une table, des gens ou des chaises doit être distingué de ces choses en tant que tel. Pour Heidegger le fait qu'il y ait des choses s'appelle l'Être. À distinguer de la chose elle-même. C'est à dire ce qu'il appelle l'étant, la chose particulière en tant que tel. Le chercheur ne se pose pas la question de l'être, il ne se demande pas pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Il ne se pose pas la question de l'être de la souris qu'il examine et qu'il va occire.

Clément Rosset : Le camembert Pastiche d'un passage de la deuxième méditation de Descartes consacré au morceau de cire. Son argument à propos du camembert est le suivant : chaque objet est singulier et il est impossible de décrire sa singularité. Toutes les descriptions que nous pouvons donner d’un objet procèdent par voie de comparaison avec un étalon, un autre objet servant de référence. Ainsi, je peux comparer le camembert et le livarot ou le pont-l’évêque, mais dire ce qu’il est en lui-même, décrire sa saveur particulière, surtout quand il est bon, j’en suis incapable. Le camembert est à lui-même son propre patron. Un courtisan prétendait qu’il était difficile de louer Louis XIV, puisque celui-ci rayonnait de si merveilleuses qualités qu’il était à nul autre semblable, comparable seulement à lui-même. Cette propriété du Roi-Soleil est aussi celle du camembert au lait cru, comme d’ailleurs de tout objet réel : il faut le comparer.

Nietzsche : le paraître plus adéquat à la vie qu'à la vérité. Pour Nietzche, L'idée d'un être, un, substantiel, a dévoiler derrière le chaos des apparences est une fiction. Le réel est un jeu de forces qui en déterminent la signification. Il s'ensuit il n'y a pas d'être, il n'y a que des interprétations. Mais toutes les interprétations ne se valent pas.Si toute interprétation est un mensonge, il y a des mensonges nuisibles et des mensonges utiles, c'est à dire des mensonges qui stimule la vie. C'est à la croisée de ces interprétations que l'on s'accordera pour dire que ceci est un fait et qu'il pourra être nommé. Par convention en quelque sorte. Kant et la chose en soi Le noumène est un terme employé par Kant renvoie le plus souvent à tout ce qui existe et que la sensibilité ne peut atteindre, restreignant par là les prétentions de la raison quant à la connaissance. « Noumène » est parfois considéré comme synonyme de chose en soi, faisant référence aux faits tels qu'ils sont absolument et en eux-mêmes, par opposition au terme de phénomène faisant référence à ce qui est connaissable.

Sortir du dualisme, de la métaphysique : la pensée chinoise La philosophie européenne, dans son héritage aristotélicien, aurait cherché à répondre au « grand pourquoi » —pourquoi quelque chose plutôt que rien, pourquoi en avoir conscience — et postulé en conséquence la « proéminence du sujet ». D’où un dualisme (sujet-prédicat, vérité-erreur, etc.) qui, en se fondant sur l’Etre, se coupe des possibles, champ de la pensée chinoise, apte précisément à discerner non ce qui est, mais ce qui devient, et sur quel fond cela opère. Cette réflexion, menée pour contribuer à un « déblocage idéologique », célèbre en creux les vertus du verbe poétique. La réalité virtuelle Si nous acceptons la distinction entre réel et réalité, la réalité renvoyant à cet univers linguistique, imaginaire, symbolique, nous sommes toujours dans la virtualité, notre réalité n'est que virtuelle, toujours en puissance. Le mot cheval n'est jamais que la possibilité d'un cheval. Donc, foin du partage entre réalité et virtualité. Notre réalité est toujours virtuelle et contient un potentiel infini de possibilités. Manquant de consistances, faute d'avoir quelque chose à se mettre sous la dent, nous pouvons toujours dire ce que nous voulons. C'est dur à avaler.

Relativisme généralisé ? Pas si sûr car les hommes devront s'entendre sur les mots qu'ils emploient. Ils se sont mis facilement d'accord sur le mot « arbre » pour désigner la chose. C'est plus difficile pour les mots violence, émeute, révolte. Dans ce cas, ce sont des rapports de force qui vont imposer le sens dans un … sens ou dans un autre. Ainsi, il n'y a pas de fait en soi, il est toujours à construire, à établir. Le fait c'est ce qui arrive.

Empirisme Contre l'idée que le réel n'est pas accessible, éminemment contre intuitif, il y a un empirisme imparable, qui ne se démontre pas : « la preuve du pudding c'est qu'on le mange » et la gifle que je reçois est bien réelle

Je me demande qui André Frossard, journaliste, a rencontré dans l'église Saint Sulpice en déclarant : « Dieu existe, je l'ai rencontré. »

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