486 - Un touriste à Rome

S'il avait quelques rêves et désirs en partant à Rome, le touriste les perd vite aux portes de l'aéroport. Comme l'écrivit Dante sur celles de l'enfer dans la Divine Comédie on pourrait y lire : « Toi qui entre ici laisse tes espérances et tes rêves de voyage ». Files interminables et continues; un, deux, trois puis quatre contrôles. Ce dernier est le plus humiliant. Pire que les Romains engagés sous la fourche caudine, contraints de passer sous le joug en signe de capitulation, ici sous les portiques électroniques, le touriste baisse la tête, courbe l'échine, enlève chaussures et ceintures, dépose au vu et au su de tous ses objets personnels, se laisse palper. Pour sa sécurité supposée menacée, il est prêt à renoncer à sa dignité et à sa liberté.

Rome enfin, la ville éternelle. Le touriste va pouvoir prendre possession de plusieurs siècles, s'enrichir de sensations profondes et de pensées nouvelles. Non, dans une logique programmatique, le touriste va « faire » Rome. « Faire » le Colisée, la Basilique Saint Pierre, la Colonne Trajan, la Fontaine de Trévi... Il faut absolument « faire » le Panthéon, le Capitole (sans les oies). Et il faut « faire » vite. Pour tout voir. Pas exactement. Le touriste n'a pas d'yeux. Il a un objectif. Il ne regarde pas, il photographie. Il ne passe pas par la case émotion et focalise directement sur l'image, la photo qui sera le non-souvenir. Parce qu'en « temps réel ».

Le touriste est pris d'une fièvre d'exotisme, d'une sorte de fascination pour le rien, le non-évènement. Tout, parce qu'étranger, il a une valeur en soi. Ainsi le pigeon commun picorant des miettes de pain sur la place saint Pierre devient l'objet d'une fascination et d'une photo.

Pour le touriste, la culture d'un pays étranger, l'altérité culturelle devient un spectacle, une source de divertissement, un objet de curiosité. La pratique consommatoire du touriste apporte l'illusion de la connaissance sans une authentique rencontre. Rencontre qui ne peut d'ailleurs avoir lieu. Car dans le lieu touristique il n'y a plus de culture. Elle est anéantie par la logique commerciale. Le Colisée ne résiste pas devant le vendeur de Gélatti, la chapelle Sixtine devant celui de la boutique de « souvenirs » (sic), la basilique devant le commentaire bruyant du guide. Les places et les rues historiques sont investies par ce qu'on appelle des « animations » vues dans toutes les grandes villes du monde.

Exit le sacré. On entre dans une église comme dans un moulin ou un supermarché ; on s'assoie sur les marches d'un escalier gravi par le roi Vittorio-Emmanuel ; on déambule sans retenue sur la voie sacrée foulée par les grands empereurs romains : César, Trajan, Néron et consorts.

Le guide, le cicerone de Stendahl, tue l'insolite en en faisant la promotion. Profitez dit-il de la fontaine Trévi à 10 heures du soir dans la tiédeur de la soirée d'été et son calme : 10000 personnes s'y retrouvent alors.

Rome est une ville difficile à visiter, et peut même rendre malade nous dit Stendhal «Si l’étranger qui entre dans Saint-Pierre entreprend de tout voir, il prend un mal de tête fou, et bientôt la satiété et la douleur rendent incapable de tout plaisir.» Trop de (belles) choses à voir. C'est ce qu'on a appelé le syndrome de Stendhal. Mais le touriste dans Rome ne risque pas de l'attraper vacciné qu'il est contre l'émotion et l'admiration. Pour s'en protéger, il interpose l'appareil photo.

Ainsi va le monde.

Didier Martz

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