Chronique philosophique Ainsi va le monde n° 44 - Élections, piège à cons

« Élections, piège à cons ». On s'offusquera de la grossièreté de l'expression. Mais rentrée dans les mœurs, elle fait désormais partie du patrimoine et sert d'argument et de slogan pour celles et ceux qui ne souhaitent pas voter.

Chaque période électorale réactualise l'expression attribuée à ceux qu'on appelle les soixante-huitards. Elle fut ensuite mise en forme par Jean-Paul Sartre, le philosophe, dans un article des Temps Modernes en 1973. En gros, il s'agissait pour les premiers de mettre en garde contre les effets néfastes qu'auraient des élections sur leur mouvement de révolte et de protestation. La suite leur prouva qu'ils n'avaient pas complètement tort puisque le parti gaulliste obtint la majorité absolue au parlement, ce qui ne se reproduisit plus durant la Ve République.

Dans un autre sens, l'expression « Élections, piège à cons » pourrait être à nouveau utilisée au vu des résultats des dernières élections. Surtout au vu du pourcentage des abstentions. Le phénomène n'est pas nouveau et on peut remonter quelques décennies en arrière pour le constater. Vu son ampleur, il est possible de dire que de ponctuel il est devenu structurel c'est-à-dire intégré au fonctionnement dit démocratique de la société. Au point qu'il n'est plus possible de soutenir, comme le disait Georges Pompidou, que l'abstention tient à quelques pêcheurs à la ligne. Aujourd'hui, il ajouterait, les joueurs de boules, les amateurs de jogging ou de barbecue. Non, aujourd'hui, il ne s'agit plus de quelques cas isolés, mais bien d'un phénomène politique, d'une « grève des urnes ». Avec les conséquences sur ce qu'on appelait encore, il n'y a pas si longtemps, la démocratie représentative. Quand bien même les élus feignent de croire qu'ils sont les représentants du peuple français !

Comme dirait Coluche, philosophe du 20e siècle, « je me marre ». Qu'on y réfléchisse bien. Faites cet exercice. Écartez les mains de 50 cm. L'écart représente la totalité des citoyens pouvant potentiellement voter. Resserrer un peu. Vous avez retiré ceux qui ne sont pas inscrits. Plusieurs millions selon les statistiques. Il vous reste donc les votants. Resserrer encore un peu . Cette fois, vous avez retiré les abstentionnistes, les bulletins nuls, les bulletins blancs (toujours pas comptés comme vote). L'écart de 10 cm qui vous reste représente les votes validés c'est-à-dire, par rapport à l'ensemble de l'électorat potentiel, à peu près le quart soit 25 électeurs sur 100. En somme, l'heureux élu, si tant est qu'il puisse encore l'être, le sera avec environ une dizaine de voix sur 100 en remportant la moitié des 25 survivants. On pourrait en effet rigoler si la comédie n'était pas dramatique.

On se gausse de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord et autres pays africains, maghrébins ou autres à régime autoritaire ou dictatorial où l'on est élu avec 90, 95, 99 % des voix. Mais que dire d'un pays, démocratique donc, où l'on est élu avec seulement quelques voix, élu avec 10 % des voix ? « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark » dit William Shakespeare dans Hamlet en 1601. Aujourd'hui, on dit qu'il y a comme un problème.

Pour le rendre encore plus grave, il faut ajouter que les élections sont des élections censitaires qui ne disent pas leur nom. En effet, une sociologie électorale élémentaire montre que ne votent pour la plupart que celles et ceux qui appartiennent aux classes moyennes plus et au-delà. Les gens appartenant aux classes moyennes moins et populaires n'allant pas voter. Pour mémoire, le suffrage censitaire était réservé au 19e siècle aux contribuables qui pouvaient payer le cens électoral.

Alors qui est piégé, qui sont les « cons » dans cette affaire ? Peut-être un peu tout le monde si l'on veut bien suivre encore une fois le philosophe Jean-Paul Sartre. En effet, celui-ci va plus loin et analyse le dispositif électoral en lui-même notamment le bureau de vote. Le piège est là, dans la procédure utilisée pour voter, celle qui consiste à demander aux électeurs de s'isoler pour glisser leur bulletin dans l'enveloppe. Comme son nom l'indique, l'isoloir isole. Il sépare l'individu de son appartenance à un groupe ou collectif. L'isolement derrière le rideau n'est jamais que le symptôme d'un phénomène social de plus en plus répandu dans notre société, le symptôme d'un isolement accru des individus et de leur séparation des uns des autres. Ce que Jean-Paul Sartre appelle et d'autres avant lui, la sérialisation. Elle est parfaitement visible dans la vie quotidienne. Les uns à côté des autres dans les bus, dans les trains, sur les plages, dans les magasins, dans les voitures, dans l'ascenseur... Des heures ou des minutes sans parler, sans un regard, chacun plongé en lui-même, c'est-à-dire dans le vide. C'est lorsque le bus arrive en retard, que l'embouteillage des voitures dure trop longtemps, que l'ascenseur s'arrête entre deux étages... que les regards se tournent qu'on s'aperçoit qu'on a un voisin, une voisine, qu'on se met à parler et peut-être de se dire qu'on en a marre ! Alors, de la série, on passe au groupe, au collectif. Des uns à côté des autres, on devient ensemble. Mais viennent les élections, on se sépare du groupe, on est à nouveau la partie d'une série indifférente, on est seul avec soi-même, on s'isole. Et là, toutes les trahisons sont possibles.

S’abstenir renvoie à une notion du vocabulaire stoïcien et chrétien, « (se) tenir à l'écart », dont le sens s’est réparti entre abstention et abstinence. Il s’agit là de s'interdire une chose par un renoncement volontaire et mûrement réfléchi. Dans un sens mélioratif, c’est un acte vertueux : « supporte et abstiens-toi » dit Épictète ou bien pour Épicure, « s'abstenir pour jouir », ou encore du côté de la sagesse populaire : « dans le doute, abstiens-toi». Il peut en être de même en politique, lorsque l'abstention devient un acte positif. Ainsi, l’abstention peut être interprétée comme un signe de bonne santé de la démocratie : la majorité des citoyens inscrits considérant désormais que le jeu politique est trop pipé pour pouvoir y entrer et qu’il convient de le faire savoir. L'abstentionniste c'est celui qui refuse de s'isoler et de se faire piéger. Il ne faut pas le prendre pour un con. Ainsi va le monde !

Didier Martz, le 26 juin 2021 Philosophe, auteur Ainsi va le monde, un recueil de chroniques philosophiques

https://youtu.be/F6GpBdbMLEk

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