25 — Un acte révolutionnaire

Pétitions, manifestations, occupations, barricades, révolution citoyenne... rien n'y fait, la rupture ne s'opère pas. Des brèches ici et là, mais vite comblées. Alors quoi ? Ça ne tient peut-être à rien…

On s'interroge sur la difficulté qu'il peut y avoir à changer les choses ou le monde. Pourtant ce n'est pas faute de proposer des réformes, des programmes ambitieux. Alors on pense que les gens sont ceci ou que les gens sont cela, et on redouble les discours, les explications. Sauf que la raison de la résistance au changement tient peut-être à rien.

Certes, l'absence d'un horizon mieux défini devant les individus n'est pas propre à éveiller le désir de changer. D'autant qu'il est dans la nature d'un horizon de toujours reculer. En fait, c'est aussi et surtout derrière eux que ça se passe. Quelque chose qui les pousse à rester sur place. Le poids des habitudes. En y regardant de près, elles organisent pour l'essentiel nos vies dans un déroulement journalier implacable et le plus souvent dans le même ordre. Et elles pourraient bien avoir un effet sur nos idées. Theodor Adorno, philosophe de l'Ecole de Francfort, soulignait dans sa théorie de la personnalité autoritaire que les personnes aux idées conservatrices aimaient que les affaires soient bien rangées : une place pour chaque chose, une chose par place. Nous serions conservateurs par nos habitudes. Ça peut avoir quelques avantages ou quelques inconvénients quant aux volontés de changement.

Prenons une journée ordinaire depuis son commencement jusqu'à sa fin et observons sa mécanique bien huilée. Notons tous ces gestes parfaitement agencés et coordonnés qui, comme une fatalité, depuis le lever du jour nous poussent au coucher. Tout est entièrement prévisible, sans surprises. Immuable. Certes, quelques petites variations donnent le sentiment de la nouveauté, mais elles ne changent pas fondamentalement le cours de l'histoire quotidienne. Et, de fait, nous existons pas vraiment dans ce processus. Comme dit Léo Ferré dans l'unique et sa solitude, texte paru en 1989, « Si je me voyais, chaque soir, enfiler des pantoufles, alors je ne serais plus qu'un citadin fichu et chiffré. »

De là, si tu veux changer le monde, tu peux toujours crier et protester, ce n'est pas inutile, ou encore dresser des barricades, mais commence petit pour tester ton aptitude au changement. Ainsi, si tous les soirs en rentrant, tu mets tes pantoufles, eh bien ne le fais pas et ainsi tu ouvres une brèche dans l'ordre bien ancré des choses. Examine alors ton ressenti, ce que ça te fait. Si tu sens une résistance, fixe-toi un objectif plus facile. Et, si tu n'as pas de pantoufles tu peux juste inverser l'habitude qui consiste à se dévêtir lorsqu'on rentre chez soi. Si tu as passé cette première étape, tu peux te fixer un objectif plus ambitieux pour la deuxième. Je pensais par exemple à ne pas ouvrir la télévision ou la radio, mais c'est plus difficile que les pantoufles. Note un autre bénéfice : c'est qu'au passage tu testes ta volonté, ta capacité à rompre avec les habitudes et tu éprouves alors comme un sentiment de liberté.

La troisième étape est plus délicate, car elle engage le monde. Pour le premier exercice, tu peux le faire seul, dans ton coin, sans que personne ne te voit mais pour celle-ci tu t'impliques plus et tu impliques d'autres personnes. Tu vas amener quelqu'un ou quelqu'une à adopter un autre comportement. C'est tout simple, tu dis « bonjour ». Pas le bonjour mécanique à la caissière ou au caissier dans un endroit commodément ordinaire ou au chauffeur du bus. Non, dans un lieu et une situation inhabituels. Par exemple, à l'arrêt du même bus – si bien sûr tu prends le bus - tu dis bonjour ; en voiture à l'arrêt, tu dis bonjour à ton voisin emprisonné lui aussi dans sa voiture ; le long des berges du canal où tu coures, tu dis bonjour aux gens que tu croises ou au pêcheur qui te tournes le dos, etc. etc. Et observe l'effet produit. Notamment le passage d'un rassemblement passif de gens à un rassemblement plus actif. Ce que Sartre Jean-Paul appellerait passer de la pratico-inerte à la praxis qui laisse entrevoir par la rupture produite une promesse de changement.

Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, s'inquiète pour l’avenir de notre civilisation. Par le fait que ses petits-enfants ont du mal à dire «bonjour-au revoir-merci» sans que cela offusque leurs parents. Signe que cet acte vocal n'est pas rien. Alors, comme le battement d'une aile de papillon provoque bien des séismes, eh bien, dis « bonjour ». Ainsi tu enlèves les cloisons, tu réunis. Les têtes se tournent, les regards se croisent, interrogent : alors une révolution commence. Ainsi va le monde !

Didier Martz, 18 Février 2021 Philosophe, auteur

https://youtu.be/Dq8TucU4Ohc www.cyberphilo.org

Chez ERES La tyrannie du Bienvieillir (avec M. Billé) Dépendance quand tu nous tiens (avec M. Billé, MF Bonicel) Vieillir comme le bon vin (Collectif) La lumière noire du suicide (avec H. Genet) Dictionnaire impertinent de la vieillesse (Collectif) Un autre regard sur la vieillesse (Collectif) Chez l'auteur Ainsi va le monde, chroniques philosophiques de la vie ordinaire

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