n°17 - Sur le banc

Où sont regrettés les bancs publics de Brassens où l'on se bécotait en se moquait du regard oblique de la maréchaussée et des passants honnêtes

Dans une chronique de 2015, sur le même thème, j'étais parti d'une vieille émission de radio intitulée « Sur le banc » que les moins de 20 ou 40 ans ne peuvent pas connaître. Elle réunissait sur un banc, deux clochards, Jane Sourza dans le rôle de Carmen et Raymond Souplex dans celui de La Hurlette. Ayant élu domicile sur un banc, ils tiennent pendant quelques minutes et avec humour des considérations générales sur la vie comme elle va. En famille, on se rassemblait autour du poste à lampe pour écouter leurs aventures ordinaires. Et bien sûr, j'avais aussi en tête la chanson de Georges Brassens que toutes et tous connaissent sans considération d'âge dans laquelle des amoureux débutants se bécotent effrontément sur des bancs publics « en se moquant pas mal du regard oblique des passants honnêtes ».

Mais cette fois, c'est l'expérience d'une amie – Laurence - qui fournit le prétexte à cette chronique dont l'objectif, je le rappelle, est de fournir de quoi penser. Par exemple, petit exercice, regardez fixement et longuement un banc ou tout autre objet et vous verrez combien il devient mystérieux et combien le monde ordinaire, banal, se réenchante. De quoi réfléchir. Bref, Laurence, seule et assise à lire sur un banc, fut interpellée par un agent chargé de garder la paix et de faire en sorte qu'elle règne de concert avec l'ordre voisin. « Circulez », lui-dit-il. En ces temps, qu'il faut bien qualifier d'hystériques, lire, seule, sur un banc, loin de toutes et de tous est une menace pour l'ordre sanitaire et passible d'une amende de 135 euros. A l'ordre statique, on préfère l'ordre dynamique qui consiste à lire en marchant ! L'histoire ne le dit pas mais il est possible qu'on apposa sur le dit banc des bandes en plastique jaunes et noires indiquant : « scène de crime ». On finira bien par le détruire comme ses confrères.

En effet, les bancs ont disparu des villes ou presque. Ils ne jalonnent plus les parcours permettant aux flâneurs, aux impotents et ventripotents de se poser un peu, aux plus démunis d'élire domicile. Au mieux, quelques sièges monoplaces concentrés et reclus sur quelque modeste place. Il y a des raisons à cela.

Comme l'écrit le romancier Laurent Graff dans son livre « Les jours heureux », les bancs sont, je cite « l'image d'un retrait, le siège d'une prise de distance, d'une marginalité paisible en bordure du monde. Ils représentent un poste d'observation privilégié, un refuge aménagé, un dégagement en lisière du chemin pour ceux qui savent s'arrêter... ». En effet, savoir s'arrêter voilà bien un exercice difficile par les temps qui courent et pas seulement les temps mais chacun de nous. De sorte que s'arrêter paraît incongru dans l'agitation générale. Le banc signe l'arrêt, la pause, le repos... Il est alors comme une injure faite à ceux qui s'agitent, vont et viennent, vaquent à leurs affaires. Un affront au savoir-vivre vite.

Certes, il subsiste quelques bancs. Pas le banc de la rencontre, de la discussion, de l'échange, celui où l'on peut se bécoter ou s'étendre... non, le banc individuel, le banc qui sépare et immunise. Et on est allé plus loin. Dans certaines villes, on a inventé le banc à piquots genre tapis de fakir ou le banc cranté à briques... Bref, obstacles et arias de toutes sortes pour inviter à s'asseoir debout et dissuader ! On a même réalisé le banc grillagé, le banc en cage. Pour que ni Carmen, ni La Hurlette, ni les clochards qu'on appelle SDF, ne puissent s'y asseoir et s'y poser comme des oiseaux sans nid. Nouvel épisode du combat livré contre les pauvres gens. Le banc contre le fauteuil.

Laurence est repartie avec son livre, l'agent aussi, satisfait d'avoir maintenu l'ordre... Il se pourrait que la ville parfois ne tienne qu'à un banc. Ainsi va le monde !

Didier Martz, philosophe, essayiste, le 13 Décembre 2020 « Ainsi va le monde » une collection de 406 chroniques Edition de l'auteur www.cyberphilo.org ou cafedephilosophie@orange.fr https://youtu.be/8V8sItwS5to

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