Au Vème siècle avant JC en Grèce, le philosophe Socrate est en conversation avec Alcibiade son amant ou l'inverse. Alcibiade est jeune, beau, riche, assuré de ses talents et de ses appuis, très courtisé. Socrate lui n'est pas très beau mais c'est un grand philosophe. La pédérastie dans l'antique Grèce désignait à l'origine une institution morale et éducative. Elle était bâtie autour de la relation particulière entre un homme mûr et un jeune garçon. Les rapports sexuels n'étaient qu'une dimension secondaire de cette relation. Au cours de l'échange Socrate dit à Alcibiade : « Prends souci de toi-même. ».
Prendre souci de soi-même résonne bien à nos oreilles. Cette recommandation de Socrate est bien venue dans un air du temps qui valorise le développement personnel, la réalisation de soi afin d'être « bien dans sa peau ». C'est une activité qui va bien avec la recherche contemporaine du bonheur. Etre heureux passe d'abord par avoir le souci de soi. Une société qui n'est plus dans le « besoin » commence à avoir « des besoins ». En effet, après en avoir fini de se tourner vers l'extérieur pour trouver de quoi survivre en compagnie des autres, les individus peuvent enfin commencer à se préoccuper d'eux-mêmes sans passer par les autres, le croient-ils. Une autre hypothèse conduirait à penser que ce retour sur soi serait plus proche d'un repli sur soi afin de se protéger d'une angoisse grandissante devant l'état du monde. Loin donc d'un luxe de nanti, parvenu et satisfait.
On se trompe en pensant que Socrate est un vendeur de bonheur en dix leçons qu'on trouverait dans des hebdomadaires comme l'Express ou le Point. Lorsqu'il conseille de prendre souci de soi et, ce qui va avec, se connaître soi-même, il invite à un exercice spirituel qui consiste certes à un retour sur soi mais surtout pour connaître ses limites afin de se tourner vers les autres. En bon stoïcien, il faut s'efforcer de distinguer ce qui dépend de soi et ce qui n'en dépend pas. Ici, commence un travail de détachement de soi. Comme en effet il y a des choses qui ne dépendent pas de moi, il faut que je me tourne vers les autres pour les prendre en charge. Là commence l'attention aux autres. Donc « prends souci de toi-même », « connais-toi toi même » non pas pour prendre conscience de ce que « tu vaux pour guider tes choix comme t'y invite les slogans publicitaires », mais pour connaître tes limites et les dépasser pour aller vers les autres. On est loin ici d'une préoccupation individualiste.
En ce sens Socrate est plus proche de ce qu'on appelle aujourd'hui le care. Ce mot anglais désigne la « capacité à prendre soin d’autrui ». Il rejoint le souci de soi tel que l'entendait Socrate, un souci de soi à visée collective. Joan Tronto, philosophe américaine, définit le care comme une, je cite, « activité ... qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible... ». Une définition large qui ne se réduit pas seulement aux soins et à la santé en général. Autrement dit, le care est une énergie que chacun de nous consacre pour que le monde tienne un peu debout et ait un peu d'allure.
Socrate ainsi revisité oblige à sortir d'une vision restrictive du « souci de soi », une vision égocentrée. Avec ce conseil, « prends souci de toi », il invite paradoxalement à regarder, à porter attention à celles et ceux qui dans l'ombre s'activent justement à entretenir et réparer le monde : les invisibles. Ainsi lors d'une conférence ou toute autre réunion, on remerciera les intervenants, les participant(e)s et le public d'être là. Plus rarement ou jamais, celles et ceux qui ont préparé la salle, nettoyé les meubles, ramassé les papiers, fait le café etc. Celles et ceux qui font aller le monde !
Didier Martz, philosophe, essayiste, le 6 Décembre 2020 « Ainsi va le monde » une collection de 406 chroniques Edition de l'auteur www.cyberphilo.org ou cafedephilosophie@orange.fr
A suivre sur you tube : https://youtu.be/vny1IQQZyWI