481 - La carte de fidélité

Où il y a fidélité et fidélité

En allant l'autre jour dans un de ces lieux qu'on appelle en français « pressing », là où s'échangent le sale contre le propre, la personne préposée à la réception des pièces composant l'habillement, autant dire les vêtements, me demanda sans ambages ni détours de langage si j'avais ma carte de fidélité.

Déjà déstabilisé par la livraison de mes habits et d'une partie de mon intimité, je sombrais, non sans une pointe de culpabilité, dans une grande confusion : je n'avais pas de carte de fidélité. Non pas que je manquasse dans la vie ordinaire de cette vertu mais je n'avais pas, là, dans ce lieu aseptisé, le document qui pouvait en attester. Ce qui supposait que je pouvais avoir d'autres préférences et d'autres « fidélités », des fidélités multiples.

Voyant mon trouble, la préposée sus-dite, grande âme, sans me faire le reproche de l'avoir trompée, me proposa sine die , sur le champ donc, de faire amende honorable en remplissant le formulaire ad hoc, non sans me rappeler - faute d'avoir été fidèle - ce que j'avais raté d'avantages divers et de réductions palpables tout au long de ces jours d'insouciance et de légèreté. La fidélité peut rapporter gros !

Avant de me laisser abuser par l'intérêt et la passion du lucre qui me portait à souscrire à l'offre les yeux fermés, je demandais à la blanchisseuse s'il n'y avait pas là dans l'idée même de « carte de fidélité » un oxymore ou oxymoron, cette figure de style qui rapproche deux termes que leurs sens devraient éloigner. Comme, par exemple, la fameuse maxime latine : « Hâte-toi lentement » ou l'expression « joie triste ».

Sans contester la réalité poétique de cet oxymore, j'indiquais à la lavandière - toute entière préoccupée à pénétrer plus avant encore mon intimité en me demandant quelle était l'origine de la salissure laissée sur le revers de mon veston – j'indiquais donc, disais-je, qu'il y avait quelque chose d'inconcevable voire d'absurde à encarter la fidélité et à la suspendre à une quelconque récompense.

La fidélité, poursuivais-je, ne peut être liée à un calcul ou à un intérêt. Être fidèle à un commerçant, comme à tout autre, c'est respecter un engagement pris et lui être exclusivement attaché. Elle demande une constance que le temps n'altère pas. La fidélité est même à l'origine de beaucoup de vertus. Que serait en effet la justice sans la fidélité, l'amour sans la fidélité, ou encore un idéal sans la fidélité ? Qu'est-ce alors qu'une carte de fidélité ? Une pointeuse de vertu ?

J'eus sans doute du mérite à rappeler les mots à l'ordre de leur sens et cette leçon eut bien valu sinon un fromage au moins une médaille. Une médaille du mérite ? Ou une carte du mérite ?

Ainsi va le monde

Didier Martz, philosophe, essayeur d'idées

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