Ainsi va le monde n° 337 – Marrakech insolite : la fourchette

Vendredi. Marrakech. Jour de la grande prière, jour des offrandes aux pauvres... Avec la distribution des pièces de monnaie, le partage du couscous. Et même pauvre, on trouve toujours plus pauvre que soi pour offrir le couscous. On entre dans une boutique en terre battue dont la vocation est la récupération de tous les appareils ménagers défectueux, leur réparation et leur remise dans le circuit des usages. Avec trois fers à repasser, on en fait un. Ici pas de déchetterie où les individus se déchargent des « encombrants » de leur vie après qu'ils leur ont rendu un fier service. Quelle ingratitude !

On entre donc dans la boutique, prend une poignée de couscous dans le plat commun, avale un verre d'eau à la cruche collective et le problème du repas de midi – et peut-être celui du soir – est réglé. Ici, dans la médina, le couscous se mange encore à la main directement dans le plat et sans faire usage de couverts, fourchette et couteau. Avec la main et non avec les mains. La main droite de préférence, la gauche étant jugée impure.

Plongés dans ce genre de situation réapparaît en chacun de nous une attitude ancienne qui repose sur des fondements psychologiques tenaces et qui consiste, dans le for intérieur, à marquer sa différence vis-à-vis de formes culturelles éloignées des nôtres. Par goût d'exotisme et pour faire plaisir à l'appareil photo, on se pliera, le temps d'un repas, à cette pratique mais on n'en pensera pas moins de notre supériorité culturelle, hygiénique et même esthétique. Il y aurait même un certain raffinement à avoir quelque « étrange étranger » à sa table !

Mais pourquoi donc ne se servent-ils pas de la fourchette comme tout le monde ? Le monde étant ici réduit à sa simple expression occidentale. En effet, la fourchette et son compère le couteau ne signent-ils pas l'aboutissement heureux d'un long processus qui nous a conduit des comportements primaires à leur civilisation ? Certes, quelques pratiques primitives demeurent encore dans la dégustation d'une cuisse de poulet, de frites ou de nuggets avec les doigts mais elles deviennent marginales et restent individualisées. Quant à plonger plusieurs mains dans un même plat, fussent-elles droites...

Dans son livre « La civilisation des moeurs », Norbert Elias pose la question : « Pourquoi est-ce plus civilisé de manger avec une fourchette ? » Parce que plus hygiénique ? Non, répond Norbert Elias, l'explication serait trop rationnelle. Vers la fin du Moyen-Âge, poursuit-il, si certains comportements sont peu recommandables, ce n'est pas parce qu'ils sont contraires à l'hygiène mais parce qu'ils sont pénibles à voir et qu'ils donnent lieu à des associations déplaisantes. Sensibilité visible chez ces parents poussant leurs enfants à maîtriser leur comportement et à réfréner leurs pulsions et très tôt les incitant à utiliser une cuillère notamment lorsqu'ils se barbouillent le visage de compote de pommes. L'expression « Ce n'est pas propre » ou « c'est du propre » ne fait pas référence à une règle d'hygiène mais à un déplaisir, une indécence, un dégoût.

Les mœurs culturelles poursuivent leur cure uniformisatrice de « civilisation » à coup d'objets technologiques qui s'interposent entre les hommes et les femmes et le réel, le mettent toujours plus à distance. La fourchette pour les aliments, l'appareil photo pour le paysage, la télévision documentée pour le voyage. Ainsi va le monde ! Le 1er septembre 2016.

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