Ainsi va le monde n°404 - Ils étaient dix ce matin...

Ils étaient dix ce matin, de 6 nationalités différentes, dans la petite pièce du local où des femmes servent de relais entre celles et ceux qui, d'ailleurs ou de nulle part, viennent ici. Ici, c'est le cours de français du vendredi pour mettre des mots nouveaux sur les choses de toujours.

Marie demande, en jetant en vrac les lettres en bois de l’alphabet sur la table, si chacun veut bien composer un mot en Français. Les mots sont arrivés, pour la plupart approximatifs mais chacun est parvenu, en mimant et simulant, à comprendre, expliquer et même parfois à conjuguer, ce qui avait été écrit. Nous avons beaucoup ri jusqu’au moment où Hamed écrit sur la table : D.E.S.E.P.O.R, DESEPOR

Hamed vient de Calais. L’infinie tristesse de ses yeux bouleverse Marie depuis qu’il est arrivé dans le cours et voilà qu’il écrit DESEPOR ! Elle est envahie par l’émotion ne sachant comment faire face à ce cri. Personne d’autre qu'elle n’a compris le mot. Alors elle demande à Hamed de le mimer.

Il pose alors ses coudes sur la table, penche la tête, la prend entre ses mains et la balance de droite à gauche. Tout le monde a compris. Alors elle écrit le mot DESESPOIR au tableau et d’un rapide trait de craie le coupe, le décompose. Apparaît alors ESPOIR. Elle mime l’espoir, l’explique, le dis. Pas facile de mimer l'espoir. Hamed relève la tête, son regard change. Il y a donc une autre chose de l'autre côté du désespoir et un mot, un geste la désigne.

« De n'importe quel pays, de n'importe quelle couleur »chante Lavilliers le geste du désespoir est le même. Tête baissée prise en étau entre les mains remuant de gauche à droite. Hamed connaît ce geste sans l'avoir appris, toute l'humanité le connaît, c'est un geste universel. Quel est le geste de l'espoir ? Le geste universel qui fait que chacun là où il est le comprend instantanément ? Hamed relève la tête, son regard change. Les mains s'écartent, les lèvres s'épanouissent.

Pour reprendre l'exemple de Milan Kundera dans le premier paragraphe de son roman « L'immortalité « , le geste de cette vieille dame qui dit au revoir révèle en l'espace d'une seconde, une essence, quelque chose qui est hors du temps et des lieux. Un geste noyé dans le corps pour de suite en sortir et s'envoler vers l'humanité toute entière. Il existe ainsi un petit répertoire de gestes pour parler au monde entier.

Ils étaient dix ce matin, de 6 nationalités différentes, dans la petite pièce du local où des femmes servent de relais entre celles et ceux qui, d'ailleurs ou de nulle part, viennent ici. Avec Marie, batelière moderne qui d'un geste transporte des passagers d'une rive à une autre, du désespoir à l'espoir. Ainsi va le monde...

Didier Martz, philosophe mercredi 7 Mars 2018

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