Ainsi va le monde n° 387 - Ô vous frères humains !

En cette belle journée d'Octobre, au moment où l'été cède difficilement la place à l'automne, elle monta dans le bus qui conduisait quelque part dans la ville de Reims, la belle ville d'Histoire sans histoires...

... Ville-carrefour où se rencontraient naguère des peuples venus de tous les horizons et de nulle part.

Avec elle, ils étaient au moins une vingtaine. De tous âges, des femmes, des hommes, des enfants chargés de sacs, de jouets, pleins d'animation et de la joie d'être enfin arrivés. Elle devait avoir 8 ou 9 ans. Visiblement « à l'affût de s'intéresser et de jouir de la vie, d'une vie qui commençait à peine ». Très animée de ce qui se passait autour d'elle « et se forgeant mille félicités de connaissances nouvelles », elle se faufilait dans le dédale des pieds et des mains pour se trouver une place stable ballotée néanmoins au gré des mouvements du bus sur la houle de la route qui mène au havre apaisé.

Surpris par cette arrivée massive et joyeuse dans le bus, je m'inquiétais auprès d'elle de ce pêle-mêle de bruits et de joies. Elle ne parlait pas le français mais déjà un très bon anglais. Elle venait d'Albanie avec sa famille et d'autres personnes. Tournant la tête de droite et de gauche, elle s'assurait que les uns et les autres s'émerveillaient de la voir parler en anglais avec un français.

Elle avait perdu le regard de ceux qui espèrent, qui attendent. Oui, elle était maintenant arrivée dans cette belle ville de Reims dont elle ignorait tout mais prometteuse de joie à vivre et ses yeux étaient ceux du désir comblé. En cet fin d'après midi encore chaude, elle allait être logée dans un hôtel et surtout, le lendemain elle irait à l'école pour y apprendre le beau langage français.

ON, le grand ON, profitant de la bruine et de la froideur du lendemain, la scruta silencieusement de son regard bleu et violent, la pointa de son index et dit à la petite fille encore pleine d'admiration pour le monde qui venait à elle : « toi, t'es une étrangère, hein ? Avec tes autres, tu viens manger le pain des français, prendre leur travail et toi, une place à l'école ! Et en plus tu veux qu'on te paye l'hôtel... »

Allez fiche le camp ! Va planter ta tente dans le parc, derrière les arbres et qu'on ne te voit plus ! Elle fit un regard suppliant au grand ON qui la pointait du doigt, « elle fabriqua un sourire pour l'apitoyer, un sourire tremblant, un sourire de faible, un sourire trop doux et qui voulait désarmer par sa féminité et sa tendresse, un pauvre sourire d'immédiate réaction apeurée et qu'elle tenta ensuite de transformer et de faire plaisantin et complice, genre « Oui c'est une bonne plaisanterie mais je sais que ce n'est pas sérieux et que vous voulez rire et qu'entre êtres humains on est de bons amis. Et que comme frères humains vous nous traiterez comme tels, le temps de nous reposer un peu. » Un espoir fou d'enfant sans défense et tout seul. ON, le grand ON, c'est sûr va avoir pitié et lui dira que c'était pour rire.

Eh bien non ! Le fillette s'en alla. Les badauds s'écartèrent pour laisser passer la « petite lépreuse expulsée », « tous les gens bien intentionnés » détournèrent la tête, certains en riant sous cape, d'autres ouvertement, fiers d'avoirs remportés une victoire contre les envahisseurs. Tous s'aimant de détester ensemble.

La fillette retourna vers sa pauvre tente de nylon, en « pluie et en chagrin », solitaire, avec le reste du sourire que lui avait imprimé l'ange de la cathédrale à son arrivée. Sourire tremblé, sourire de la honte ne comprenant pas le mal qu'elle avait fait. Ainsi va le monde ! Avec l'aide d'Albert Cohen, Georges Brassens et Jacques Brel.

Didier Martz, essayeur d'idées. Le 10 Octobre 2017

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